Avec notre association In The Cut, nous avons organisé le 28 septembre 2019 la venue de Jean-Baptiste Thoret à Nancy pour une projection-débat de son documentaire « Soupirs dans un corridor lointain ».
Incontournable journaliste et historien du cinéma au ton libre et militant, il a été intervenant de longue date au début des années 2010 chez François Angelier et sa fantastique émission Mauvais genres sur France Culture, où il proposa également des chroniques cinéma hebdomadaires, courtes mais d’une rare pertinence.
Il a créé en 2016 avec Stéphane Bou la meilleure émission de cinéma qui ait jamais existé à la radio Pendant les travaux le cinéma reste ouvert avec Stéphane Bou, diffusée sur France Inter jusqu’en 2018 avant un arrêt brutal.
Il a publié de nombreux ouvrages dont Le cinéma américain des années 70 (Cahiers du cinéma, 2006), livre-somme sur le Nouvel Hollywood, et 26 secondes: l’Amérique éclaboussée (Rouge Profond, 2003), analysant l’impact des images de l’assassinat de JFK sur la forme comme le fond de la production cinématographique aux USA (violence graphique des images ré-inventée, ambiance paranoïaque croissante, …).
« De critique à réalisateur, il y a une claire continuité de la même passion », dit-il.
Il passe donc derrière la caméra, d’abord pour la télévision avec En ligne de mire – comment filmer la guerre ? diffusé sur Canal + en 2016, puis au cinéma avec We blew it sorti en salles en 2017. Ce fantastique documentaire déroule l’Amérique des années 2010 sous la forme d’un road trip géographique et cérébral, avec Easy Rider dans le rétroviseur et Donald Trump devant elle.
20 ans après son premier documentaire sur Dario Argento, à l’époque en pleine effervescence artistique sur le tournage du Sang des innocents (2001), Jean-Baptiste Thoret retourne en Italie filmer à nouveau le maitre dans un somptueux noir & blanc pour finalement faire de ces deux travaux un diptyque documentaire élégiaque, Soupirs dans un corridor lointain (2019).
C’est pour la projection de ce documentaire qu’In The Cut a donc accueilli Jean-Baptiste Thoret, l’occasion d’une passionnante discussion avec le public présent à propos Dario Argento et du cinéma passé et à venir.
J’ai eu le privilège de passer quelques heures avec lui avant la projection. Ma nervosité initiale s’est vite estompée et ma liste de questions, soigneusement préparée en amont, s’est rapidement retrouvée superflue puisque la rencontre s’est transformée en une discussion à bâtons rompus sur le septième art: Dario Argento, la transmission de culture cinéphile aux nouvelles générations, son livre sur Michael Mann, en passant par la fin précipitée de « Pendant les travaux… » ou encore son projet de film sur Michael Cimino en 2020… tout est retranscrit ici dans l’ordre chronologique de la discussion, sans cut ou réorganisation pour en garder cette spontanéité qui a fait de ce moment une pierre angulaire de ma vie de cinéphile.
Samedi 28 septembre 2019.
Nous nous installons à la terrasse d’un café de la ville de Nancy, il est 16h00. Après les présentations de rigueur, je lui pose tout de suite une des questions qui m’obsèdent depuis des années.
Ici à Nancy on a l’occasion chaque année lors du « Livre sur la place » d’accueillir des enregistrements live du « Masque et la Plume » où j’ai pu constater la pauvreté de l’approche critique de certains piliers de l’émission comme Eric Neuhoff, dont les propos sexistes d’un autre temps ne semble pas poser question. Malgré cela, l’émission semble totalement indéboulonnable depuis des décennies alors que la vôtre n’a pas dépassé les 2 ans. Pourquoi ?
On m’a dit en gros que Pendant les travaux le cinéma reste ouvert c’était super intéressant mais un peu trop cinéphile. La direction m’a dit « surtout n’oublie pas que l’auditeur de France Inter a entre 8 et 12 ans d’âge mental ». Un peu comme le temps de cerveau disponible de Le Lay, si tu veux. Je me suis rendu compte en écoutant les autres émissions actuelles qu’il y avait cette espèce de novlangue macroniste atroce. Il n’y a plus de cinéma sur France Inter depuis longtemps et on est arrivé à un moment où la culture de manière générale avait déjà commencé à y décliner. Quand on s’est arrêté avec Stéphane Bou y’avait aussi une conjonction de plein de trucs comme l’arrivée de Laurence Bloch, plein de producteurs se sont faits virés, c’étaient des signes qui allaient dans le même sens. France Inter a pu être à une certaine époque un bon compromis entre divertissement et culture, il y a vraiment eu ce désir, mais c’est fini depuis un moment.
Je vous ai personnellement découvert dans un premier temps au travers de bonus DVD de John Carpenter, William Friedkin, Robert Altman… Mes goûts de prédilection m’ont aiguillé vers vos livres et conférences qui m’ont ensuite guidé vers des pans de cinéma que je connaissais peu ou pas comme Peter Bogdanovich ou Monte Hellman. J’avais besoin de repères et de certains guides car on traverse parfois une certaine solitude, un isolement dans sa propre cinéphilie depuis que l’espace commun qu’étaient les salles de ciné s’est fragilisé voire désintégré.
Oui j’en ai fait un certain nombre à l’époque, je pense que les bonus DVDs c’est le même travail de cinéphilie mais à une échelle différente. Écrire un livre, faire de bonus, faire des conférences…
(Je sors ma liste de questions un peu froissée, ça le fait sourire).
Le portrait d’Argento dans « Soupirs dans un corridor lointain » est très frontal dans la deuxième partie du documentaire, sans filtre. Vous a-t-il laissé utiliser sans aucun contrôle cette nouvelle image de lui qui contraste énormément avec la première partie ?
Dans la première partie il est en plein tournage, il y croit encore à mort. Ça fait 20 ans maintenant et Dario et moi on se voit tous les ans à l’occasion de rétrospectives, hommages, ou alors quand il est à Paris ou que je vais à Rome. L’intérêt quand on vieillit c’est qu’il y a des relations qu’on a pu construire avec des cinéastes qui deviennent denses, comme avec Michael Cimino (lire Les Voies perdues de l’Amérique, Flammarion, 2013 – NDLR).
À un moment j’ai arrêté d’aller rencontrer les cinéastes en tournée promo pour aller les voir directement chez eux. Quand il y a une sincérité, il y a un truc qui se passe. Je me souviendrai toujours de la première fois que je contacte John Carpenter, il y a longtemps maintenant (lire Mythes et Masques: les fantômes de John Carpenter, Dreamland, 1998, co-écrit avec Luc Lagier, le créateur des merveilleux Blow-up d’Arte – NDLR). Pour contourner un peu les attachés de presse j’avais réussi à récupérer son numéro de fax et lui ai écrit une longue lettre, très sincère. Faut jamais mentir avec les Américains. Je lui ai expliqué mon projet et 3 heures plus tard voilà mon fax qui reçoit une réponse de Carpenter qui me dit « Avec plaisir, venez. »
Comme avec Richard Sarafian qui était passé un peu dans l’oubli: personne ne sait où il est, je n’arrive pas à le croire, je me dis que ce n’est pas possible – je suis très attaché à ça, à la mémoire. Puis un jour je tombe sur un de ses fans, qui tient un genre de fan-club à Los Angeles et qui me passe le numéro de téléphone de Sarafian. J’appelle, une voix caverneuse me répond: il me propose de le rencontrer. Je vais le voir dans sa maison et je finis par le rencontrer tous les jours pendant une semaine. Ça donnera 15 heures d’entretien audio au bout du compte.
Oui, je me souviens que vous aviez même le projet de faire le trajet de Vanishing point avec lui mais en sens inverse et en hiver ? (c’est-à-dire San Francisco – Denver)
Oui mais je suis malheureusement arrivé un peu trop tard pour ça, sa santé se dégradait. Mais je me suis souvenu de ce projet quand j’ai fait We blew it où le fantôme de Sarafian est présent dans le film. En vieillissant on se rend compte de ça. Avec Peter Bogdanovich par exemple c’est 10 ans de conversation. Mais on a aussi parfois quelques occasions manquées comme avec Tobe Hooper avec lequel j’aurais aimé faire un livre de mémoire (Tobe Hooper est mort en 2017 – NDLR) parce qu’il avait vécu un tas de trucs incroyables. Il m’avait dit « ok c’est toi qui le feras ». Et on devait faire ça, ce qu’on est en train de faire toi et moi à l’instant, on s’assoit on parle et on fait un livre sous forme de questions/réponses.
Donc pour revenir à Dario Argento c’est un peu la même chose. On s’est dit que 20 ans après le premier documentaire on se voyait toujours et qu’on pourrait faire une suite de ce travail: « je te filme en noir & blanc, en scope, et je te filme dans des endroits que j’aurai déterminés et tu me fais confiance. »
Mais par exemple ce montage très touchant où tu lui fais « rencontrer » Monica Vitti 50 ans après « L’Eclipse » (M. Antonioni – 1962), il était au courant ?
C’était prévu avant mais lui ne le savait pas. Il se rend compte qu’on arrive dans un endroit qu’il n’avait pas vu depuis 1982 et qui lui rappelle des souvenirs. La première prise, il découvre vraiment l’endroit, et nous on avait tourné tous les contre-champs la veille avec l’équipe pour ne pas répéter avec Dario, pour faire du one-shot et pour qu’aucune erreur de reflet ici ou là soit possible, car cet endroit était très délicat à filmer.
Tu utilises très bien ces reflets justement dans la partie qui se passe dans la maison de « Ténèbres« … Pour revenir au ressenti que peut procurer ton film, il y a 2 moments qui me touchent particulièrement par une certaine naïveté de la part d’Argento dans le sens noble du terme, naïveté que j’ai mis du temps à comprendre et qui est à mes yeux la porte d’entrée de ses films. A force de se focaliser sur l’humour présent dans ses films qui n’est pas toujours d’un goût facile pour tous, comme le jeu des acteurs parfois aléatoire, on rate l’essentiel de ce qu’il veut faire. « Inferno » fut une sorte de déclic puisque la puissance formelle prend le pas sur toutes ces considérations un peu cartésiennes. Il me manquait de comprendre sa naïveté avant tout.
Oui absolument, mais il est comme ça, lui, il a ce côté-là. Argento c’est un cinéaste difficile… Contrairement à Carpenter qui est un cinéaste américain avec ses récits qui arrivent en contrebande et dont la personnalité est beaucoup plus discrète dans ses films, Argento s’avère beaucoup plus sophistiqué que ça. Son mélange permanent de choses très populaires et très sophistiquées fait que certaines personnes n’y sont pas réceptives. Ses fans qui n’aiment que les séquences de meurtres (qui font partie de son cinéma bien sûr) ne voient pas toujours qu’il ne s’agit que d’une partie seulement de ce qu’il propose. C’est pour ça que ça m’importait que la deuxième partie du documentaire sorte complètement de ça. La « rencontre » avec Antonioni était justement importante dans ce but, ça permettait de raconter quelque chose sur Argento sans la voix off qu’on a dans la première partie du film. Cette rencontre rêvée entre Argento et Antonioni que la critique a toujours séparés… J’aimais l’idée que le cinéma permette d’organiser cette rencontre car dans ma tête elle s’est toujours faite naturellement.
Tu parles là de cette barrière entre le cinéma dit « d’auteur » et celui dit « de genre », vue comme imperméable du point de vue de la critique qui délimite une culture haute et une culture basse, idée que le documentaire pulvérise en parlant de la collaboration d’Argento avec Bertolucci dans les années 70s pour se clore avec un hommage émouvant de Dario pour Lucio Fulci. Argento, lui, fait naturellement la jonction de l’un à l’autre sans jamais se poser la question d’une barrière artistique hypothétique.
Oui, l’idée de la deuxième partie était de sortir complètement Argento de l’ornière du « genre ». Il était dans le cinéma, tout simplement, ainsi que dans l’Italie des années de plomb. Il y a 20 ans les fans d’Argento ne s’intéressaient pas à l’Histoire. Dans le film on voit le tableau de Chirico (qui est la seule image en couleur dans la deuxième partie du film – NDLR), on parle du fascisme, et ça m’intéressait dans cette partie de le mettre exactement là où il n’était pas dans la première, pour le confronter à des choses dont on ne lui parle jamais. Jamais personne ne se dit que Profondo rosso (Les frissons de l’angoisse) est un film de 75 et que ça pourrait avoir un rapport avec l’Histoire de l’Italie de l’époque, c’est dément.
Il n’est pas toujours facile d’avoir en tête cette deuxième lecture historique lorsqu’on regarde Suspiria par exemple, où on ne comprend pas tout de suite la symbolique historique de la mort de l’aveugle.
Ça c’est pas grave, c’est normal, les films on les voit, on les revoit, on découvre plusieurs couches, c’est leur beauté, justement. On se rend compte qu’il y a derrière les films de vrais « passeurs », comme disait Serge Daney.
Dans cet écart de 20 ans que comprend ton film, on ressent le poids du temps qui passe chez Dario Argento que l’on sent quelque part un peu brisé, mais aussi chez nous en tant que spectateur: quel cinéphile suis-je 20 ans après et comment le cinéma a-t-il changé en deux décennies ? Ce qui inclut également ton parcours à toi en tant que critique passé entretemps derrière la caméra. Ces différents niveaux de lecture apportent une grande richesse.
C’est vrai, dans la première partie je fais la guerre et j’ai fait le livre dans la foulée (Dario Argento, magicien de la peur, Cahiers du cinéma, 2002) pour imposer Dario Argento et c’est compliqué car faire une thèse sur des gens comme lui à la fac nous fait passer pour des fous furieux. Pour moi la critique ça a toujours été ça, de donner à des gens qui ne l’ont pas encore la place qu’ils devraient avoir. Pas au nom d’un esprit démocratique foireux…. juste parce qu’il y a des grands cinéastes et que les critiques servent à ça. Dire à 25 ans que Buñuel c’est important… bon ok… J’adore Buñuel mais ça n’apporte rien de neuf. Pour moi c’était ma mission à un certain âge, à une certaine époque: les années 70 et le cinéma de genre.
Maintenant la mission est accomplie: on est à fronts renversés aujourd’hui, c’est devenu ultra mainstream, c’est même l’inverse, je vois que je donne des cours à des étudiants qui connaissent mieux Sam Peckinpah que John Ford. C’est peut-être là maintenant qu’est la nouvelle mission pour la génération qui arrive derrière.
C’est cette notion de passeur justement qu’on évoquait tout à l’heure, comme toi qui es passé de critique à réalisateur.
Je suis passé de l’un à l’autre mais je n’ai jamais considéré qu’il y avait un gap entre les deux. J’avais le sentiment que quand on fait de la critique, de la vraie, pas comme Eric Neuhoff mais quand on respecte ce qu’on fait, on fait déjà du cinéma dans sa tête et quand on fait du cinéma on fait là encore de la critique. C’est autre chose dans la forme mais dans la tête il y a une vraie continuité.
Du coup qu’est-ce qu’un passeur en 2019 ? On les trouve où ces passeurs, et comment ? Je pourrais regarder Carpenter à l’infini entre passionnés et j’y compte bien, mais j’ai peur parfois de tourner en rond par manque de certains repères.
Dans We blew it, Paul Schrader dit que pour lui le cinéma deviendra comme la musique classique. Je pense qu’il a raison. C’est dur à entendre.
Oui, j’ai beaucoup de mal avec ça.
Eh ouais, je sais, mais tous les signaux sont là. C’est-à-dire une communauté, qui connait la langue, qui échange entre elle… Faut se dire que la musique classique existe encore aujourd’hui, donc la cinéphilie existera encore dans 30 ans, mais plus du tout sous une forme populaire.
Je pense sincèrement que le cinéma a changé voire sauvé ma vie de bien des manières. Est-ce qu’on doit faire le deuil de cet art en tant que pilier dans la construction d’une vie ?
Oui je comprends bien ce que tu dis, mais l’époque l’a déjà fait, le deuil. Le cinéma a vécu son grand siècle et il est maintenant comme Mozart ou Rachmaninov. Est-ce que Rachmaninov infuse la culture dans les classes moyennes ? Non, donc le cinéma est voué à devenir comme ça. Il faut rajouter la dimension industrielle qui fait que ce qui sort dans les salles, ce n’est pas forcément du cinéma.
J’aime beaucoup cette conférence que tu as faite sur le cinéma français qui remplit les salles, où l’on sent que tu te retiens un peu de porter un jugement trop primaire et tu choisis de méthodiquement décortiquer les rouages de ce type de production. Au passage, heureusement il n’y a pas de droits d’auteur sur tes arguments parce que je les ai utilisés à foison !
Godard disait « Il n’y a pas de droits, mais il y a des devoirs ».
Tout le monde sait que la plupart des films français sont réalisés par les chef-op’. Le cinéma français, c’est ça, un film de X, Y ou Z mais réalisé par les chefs-op’. Le système français est un système où l’on ne juge qu’un objet littéraire. Le CNC donne de l’aide à cet objet, au scénario et à un mec dit « c’est moi qui réalise » sans que sa vision n’ait jamais été évaluée. La plupart des mecs qui arrivent sur le plateau savent même pas ce qu’est la mise en scène, ils s’en foutent, ça les intéresse pas. Ils vont chercher autre chose.
Mais est-ce quelque chose qui a toujours existé ou qui est seulement récent ?
Ça fait une vingtaine d’années, je dirais. Parce qu’une grande génération a disparu, tout comme les films du milieu, et y’a une trouille qui fait que les films se font que s’il y a le CNC, ce qui donne un cinéma d’Etat, un cinéma académique. On ne peut pas attendre de l’académie une révolution. Et ça se traduit par des films où l’on voit qu’il n’y a pas de mise en scène, pas de regard. Bien, bon, intéressant ou pas c’est même pas la question, mais voilà ce qui caractérise les films français.
Il manque toujours l’idée qu’un plan de film est politique, qu’une vraie forme est indispensable, et que ce qu’elle raconte prime avant le reste.
En France on a un rapport problématique avec la forme. Les Argento, Cimino, Melville, Zurlini, Leone, pour tous ce gens-là ça a toujours coincé avec la critique institutionnelle parce que justement, c’est la forme. Il y a trop de cinéma. On reste bloqué sur ce que racontent les gens et l’histoire. Lors des projections de We blew it je provoquais un peu les gens en leur disant que ce qu’il y a de plus important, c’est quand les gens ne parlent pas. Mais je pense vraiment que c’est là que les choses les plus importantes sont dites.
Pour ma part j’ai toujours essayé de voir les films plusieurs fois: une première pour en comprendre la trame et une deuxième pour me concentrer sur la forme.
Mais quel film peut être capté en une fois ? Ce serait dément ! Les grands films j’ai mis un temps fou à les comprendre, et je ne parle évidemment pas de l’histoire, là. Il y a une différence entre ce dont parle un film et son histoire. Un film comme Le Guépard (Luchino Visconti, 1962) par exemple, je ne sais pas combien de fois j’ai du le voir pour comprendre de quoi ça parlait vraiment. Comment puis-je comprendre Burt Lancaster quand j’ai 18-20 ans ? Il est à des années-lumière de moi le type ! Mais on grandit, on vieillit, on apprend, et finit par comprendre.
Personnellement j’en suis justement au stade où je le revois encore pour comprendre le film !
Je devais attendre avoir 36-37 ans pour comprendre ce qu’était ce film. Et j’y retournai parce que je sentais qu’il y avait quelque chose… De toute façon les grands films on ne les épuise jamais. Pour moi faire de la critique ou écrire des livres c’est tourner autour d’un centre qu’on n’atteint jamais. Par exemple je termine un livre sur Michael Mann en ce moment…
J’allais t’en parler, justement ! (Le projet a été lancé il y a de nombreuses années et sa longue finalisation a créé une certaine impatience pour les fans de Mann comme les lecteurs de Jean-Baptiste Thoret – NDLR).
Michael Mann c’est un cinéaste-monde et ça me plait de me dire que quand j’aurai fini ce livre, je ne serai pas arrivé au bout du mec ! Et je n’en ai pas envie: en arriver à bout c’est faire l’autopsie d’un corps mort. Comme Argento, je pourrais en parler des heures et écrire des livres et des livres, il restera toujours un truc irréductible.
Le livre j’en ai eu l’envie déjà il y a 10 ans, mais voilà, d’autres choses se rajoutent, on prend du retard, on arrête puis on reprend. Mais là je suis enfin en train de le terminer. C’est presque une question d’hygiène mentale, ne serait-ce que pour qu’on arrête de me poser la question sur ce projet ! (rires). Mais sérieusement le fait que ça ait pris aussi longtemps est finalement un atout: le livre sera meilleur qu’il ne l’aurait été y a 10 ans.
De part mon parcours je suis à la base universitaire. Le livre sur Carpenter c’était un travail de DEA, et j’ai fait une thèse sur le maniérisme italien des années 70. Je centre à un moment sur Argento et les Cahiers du cinéma me demande si je peux en faire un bouquin. Du coup je reprends ma thèse en disant « finalement je vais en faire un livre ». Mon directeur de thèse était furax, mais pour moi c’était plus important d’ouvrir ce travail à un public plus large. Puis j’ai fait une deuxième thèse sur le cinéma américain des années 70… (il marque une pause) Mais pourquoi je te raconte tout ça, déjà ? Ah oui, Mann ! En fait par rapport à ces réflexes universitaires de l’époque je lis aujourd’hui beaucoup moins de livres de cinéma, mais j’ai compris qu’on pouvait trouver aussi énormément de matière en se tournant vers des livres de philosophie, d’histoire de l’art, ils me sont très utiles pour mon travail aujourd’hui. Et pour Mann ça m’a énormément aidé.
J’ai quasi tout appris par les films, finalement. L’histoire, la philo, le post-modernisme, etc…, et donc quand je travaille sur Michael Mann, quel livre de cinéma je vais lire pour m’aider ? J’ai lu les quelques ouvrages qu’il faut mais ça devient encore plus puissant quand on passe par d’autres voies. C’est le problème de la cinéphilie, justement, c’est son côté parfois un peu autiste.
C’est un peu l’idée de cette soirée avec la projection de ton documentaire suivie d’une discussion, c’est de perpétuer cette foi que j’ai que le cinéma ça touche à tous les domaines culturels et émotionnels pour peu qu’on lui en donne l’occasion.
Argento c’est typique, oui ! Argento et la peinture par exemple. J’ai fait des musées avec lui, tu vois. La plupart des sources des cinéastes ce n’est pas les films eux-mêmes, justement. J’ai 10 fois plus appris sur le cinéma d’Argento en lisant des livres sur Chirico qu’en lisant sur le « giallo ». La puissance d’Argento elle ne vient pas des liens qu’on pourrait faire avec Mario Bava. Par contre avec L’art métaphysique de Chirico, tout s’éclaire.
Et même pour ceux qui n’auraient pas ce bagage culturel, on peut sentir cette puissance et cette seconde lecture artistique dans certaines scènes, notamment dans Les frissons de l’angoisse avec le bar tiré de Hopper à gauche et Chirico sur la droite.
Oui et du coup pourquoi Argento met Hopper et Chirico ensemble ? Parce qu’il va chercher chez ces 2 peintres-là une même chose. Et c’est donc à toi de trouver le point commun et quand tu le trouves, ça devient génial.
Tu as évoqué avant un projet autour de Michael Cimino, tu pourrais nous en dire plus ?
Je pars sur les routes en novembre (2019 – NDLR) pour faire un road movie… (il marque une pause et sourit)… Oui je sais on ne se refait pas, hein ! Ce sera une sortie en salles l’année prochaine. C’est un film sur Michael Cimino, à partir de lui, et pour lequel mon voyage passe par différents endroits bien précis.
Dans l’esprit des Voies perdues de l’Amérique ?
Un peu oui, on va passer par New York, Los Angeles, le Montana, le Wyoming, Monument Valley. C’est un projet complexe produit par Arte. Il y aura une version télé de 52 minutes et une version longue en salles de 2 heures. Un film tourné en scope, super 16, en 35mm…
Il y a déjà dans We blew it cette envie d’exorciser un peu ces images de road movie que tu as en toi. Je pense au plan qui clôt le film, ce long travelling sur une route déserte qui passe progressivement de la couleur au noir & blanc.
Oui, et en fait j’ai écrit We blew it autour de ce plan, justement. C’est un film sur l’Amérique et la contre-culture plutôt qu’un film sur le cinéma, mais ça en dit autant. Ça n’a pas été facile à faire passer, je dois dire. La mise en scène me sert à faire le lien. Tu parlais avant de la rencontre avec Monica Vitti, et bien pour moi ça vaut 10 pages de texte. Y a 20 ans j’aurais fait 10 pages de texte, justement. Maintenant j’essaie d’utiliser les outils de la mise en scène.
C’est ce qui me plait aussi dans Soupirs dans un corridor lointain c’est qu’on y voit l’évolution d’un cinéaste, l’évolution de ton approche formelle et du coup notre évolution en tant que cinéphile en parallèle, ces différentes approches enrichissent beaucoup le visionnage.
Tu sais j’ai arrêté la critique pour plein de raisons, dont celle-là. Après 20 ans j’avais fait le tour dans ma tête du côté « mystique » de ce que je voyais comme une « mission ». Je pouvais devenir un professionnel de la profession, ce que je déteste absolument. Me retrouver à 65 ans à donner mon avis au « Masque et la Plume », ça ne m’intéresse pas. Pour moi tu as un rapport intime avec ce que tu fais ou tu ne l’as pas. A partir de là après 20 ans on se rend compte qu’on avait déjà décidé avant même de commencer à se poser la question de ce qu’on veut faire à l’avenir. Je me suis dit « t’arrêtes tout », la radio, la critique, Charlie Hebdo, le salariat un peu confortable. J’avais l’impression d’avoir apporté le petit truc que je pouvais apporter et qu’il fallait que je passe à autre chose.
Tu mettrais ça en lien avec ce qu’on disait sur notre époque et comment la culture est abordée aujourd’hui ?
Oui je me suis rendu compte que je ne m’adressais plus qu’à une niche, finalement. Que je risquais de ne m’adresser plus qu’à mon « clone ». La critique d’aujourd’hui parle de tel film ou tel réalisateur mais ne parle plus de la culture au sens large. Peu importe de savoir en détail si James Gray est mieux que Tarantino, de toute façon nous sommes sur un bateau en train de couler. Occupons-nous du bateau avant tout. Le sujet il est là: c’est quoi la critique aujourd’hui ? C’est quoi être exploitant ? Comment on fait pour parler à la classe moyenne et l’intégrer dans cette niche ? Comment on fait pour que dans une classe de 3ème il n’y en ait pas que 2 qui sachent qui est Kubrick ? Ça, dans 10 ans, c’est fini. Suffit de regarder l’âge moyen dans les cinés clubs. Si t’enlèves les 60-80 ans dans les salles d’art et essai… elles ferment. C’est un fait. Donc l’enjeu ce n’est plus une bataille de cinéphilies, on est au-delà de ça. Il faudrait repartir à zéro.
Justement, cette remise à zéro, comment peut-elle se faire ?
Le problème est que l’époque travaille constamment contre ça. Tu parlais de France Inter mais de manière générale tu allumes la radio, tu regardes la télé, tu ouvres un journal, il n’y a plus de cinéma. Pour ne pas en souffrir, il faut savoir en faire le deuil.
« Faire le deuil » est une expression que tu emploies souvent, je t’avoue qu’à titre personnel je coince là-dessus. J’ai l’impression que ce n’est que récemment que ma cinéphilie se consolide pour de bon, et en gros j’entends que c’est trop tard !
Regarde Michael Mann, de la génération du Nouvel Hollywood mais qui ne fait son premier film qu’en 81 (Thief – Le Solitaire). On lui dit « trop tard, on plie boutique, là ». Mais il va continuer, justement. L’anachronisme est une notion qui m’intéresse beaucoup. Ne pas être de son temps… Je vois quand je prends l’avion j’aime bien voir ce que les gens regardent pendant le voyage. Aux trois quarts ce sont des séries télé ou Marvel. L’entre-deux est quasi inexistant.
Ça ne me dérange pas que les gens regardent ça, mais typiquement oui dans un avion ça m’agace énormément que le choix soit aussi restreint. Quelqu’un qui voudrait autre chose que ces 2 choix, dans un avion, il est vite à court d’options. Leurs catalogues en dit long sur ce qui est proposé à l’échelle globale.
Les cinéphiles ne comptent pas, financièrement. Ça ne vend plus, la cinéphilie. Sur France Inter on n’était pas « rentables » avec un demi-million d’auditeurs, il leur fallait 1 à 2 millions et la première place. Un film comme Night and the city de Jules Dassin, film de « patrimoine », sort en BluRay: c’est un exploit de pouvoir en vendre 1500. 2000 c’est un carton astronomique, et ça marche comme ça pour la plupart des classiques.
J’ai des enfants. Depuis tout petit je leur fais regarder des films et ils ont compris la valeur de l’objet qu’ils ont en main par rapport au dématérialisé, ce que ça veut dire de faire un film par tel mec à telle date. Les cinéphiles du futur sont les enfants de cinéphiles, majoritairement.
France Inter je m’en suis souvent servi comme un cheval de Troie. Je savais quand même que ça n’allait pas durer éternellement, alors je me suis dis « autant y aller franco ». Tu parlais avant de l’émission qu’on avait faite sur Fernando Di Leo… N’importe quelle personne qui veut faire carrière à la radio pendant 30 ans ne ferait pas ça. Quand ta carrière devient plus importante que ta passion t’es foutu…
N’empêche que si sur un demi-million d’auditeurs il y a une centaine qui se dit « C’est qui ce Di Leo ? Allez je m’y intéresse »… pour moi c’est gagné. (Il sourit).