Mourir peut attendre. (Ou pas.)

The Bond of the living dead

Pendant 15 ans, l’agent secret incarné par Daniel Craig aura tenté de survivre à la plus périlleuse des missions de sa longue carrière: garder la forme dans le système hollywoodien. La franchise aura constamment dansé sur le fil du rasoir, tiraillée entre sa longévité exceptionnellement rentable et son aura historique empêtrée dans le passif (am-)moral de l’ancien Bond.

Depuis 2006, on aura donc tout eu: du très bon (Casino Royale), du sublime (Skyfall), du raté (Quantum of Solace) et même du vide (Spectre). Quatre films freinés ou magnifiés par leur contexte social, économique et artistique, de l’affaire Weinstein à la grève des scénaristes en passant par des nouvelles formes visuelles et des audaces narratives de pertinence variable.

« Mourir peut attendre » n’est rien de tout ça. Ou plutôt… il est tout ça à la fois. Un monstre hybride et un équilibriste fébrile qu’un liant bancal voire mortifère tente de maintenir debout pendant 160 minutes. Cela donne un film qui fait mine de se ré-inventer mais qui au fond trahit le socle sexagénaire sur lequel il s’appuie, dont il ne sait que trop bien ce qu’il devrait – et va – faire.

Tout d’abord, l’évidence des évidences : une accumulation de références  se met en place dès les premières minutes, probablement plus pour adoucir le mec pas forcément docile, là, au fond (c’est-à-dire moi), que pour réellement perpétuer un univers dont il est déjà en train de défaire l’héritage. En plusieurs étapes.

Avec ce générique reprenant un instant les pastilles colorées de Dr. No pour nous ramener hypocritement en 1962, le film convoque déjà avec une fausse sincérité un James Bond que notre époque ne supporte plus de voir – et qu’elle ne montrera évidemment plus jamais.

Extrait du générique d’ouverture de « Dr No » (1962).

Vient ensuite une version instrumentale de « We have all the time in the world » alors que le couple issu de « Spectre » Bond/Madeleine sillonne les routes d’Italie, loin de tout et de tout le monde. Un choix lourd de sens puisqu’il convoque l’épilogue funeste de « Au service secret de sa majesté » (1969). La saga version Daniel Craig étant clairement ancrée dans une atmosphère dépressive et sombre, le connaisseur attentif pressent par ce biais musical une issue fatale à ce 25ème opus officiel. Il connait la musique. Mais déjà à ce stade, ce rappel sonore se révèle malhonnête dans l’émotion qu’il fait semblant de nous suggérer.

Puis, toujours dans ce premier acte, Bond va se recueillir sur la tombe de Vesper, icône ultime, qui se révèle être un piège tendu par Blofeld: rappel évident au James version Roger Moore du début de « Rien que pour vos yeux » allant fleurir la stèle de Tracy.

James Bond (Roger Moore) dans la scène d’ouverture de « Rien que pour vos yeux » (1981).

Arrive ensuite Felix Leiter, l’alter ego de Bond au sein de la CIA présent depuis le premier film, le temps de jouer les anciens combattants avec 007 autour de quelques verres dans une ambiance plutôt chaleureuse. Il sourit beaucoup trop le Felix, d’ailleurs. Il sourit tellement que ça sent déjà la fin de soirée.

Arrêtons-nous un instant devant cette accumulation de clins d’œil. À qui s’adressent-t-ils, vraiment ?

Pas vraiment aux spectateurs ayant démarré la saga avec Pierce Brosnan, voire Daniel Craig pour les plus jeunes. Rares sont ceux qui, partant de là, ont patiemment remonté le courant jusqu’en 1962 via les Caraïbes. Le film drague pour le moment les connaisseurs un peu fanatiques de l’ensemble de la franchise. Plutôt les gens comme moi, donc.

Moi, d’ailleurs, à mi-chemin du film, je suis dans mon siège et je savoure. Je me détends – je me désarme – face à cette flagornerie référentielle et me surprends à sourire de plaisir pendant une première partie jubilatoire ravivant un humour old school avec des bastons décontractées excellemment chorégraphiées, entrecoupées de cocktails bien dosés et de punchlines encore mieux senties, le temps de faire apparaitre une des plus formidables Bond Girl qu’on ait pu voir dans la saga en la personne de Paloma.

Paloma (Ana de Armas) dans « Mourir peut attendre ».

Malheureusement, Paloma va être à l’image de l’intention générale du film: créer à l’écran une entité, un symbole ou un souvenir pour immédiatement s’en délester devant nous.

À partir de là, « No Time To Die » devient un rayon anti-gaspi: tout est encore valable, mais bientôt mort. Une danse de spectres.

On arrive là à la deuxième étape du processus narratif du film: instiller du mélodrame tant que le spectateur est désarmé.

Le film ouvre ainsi la possibilité d’une retraite de Bond via la création (inimaginable auparavant) d’une cellule familiale, étrangement laissée hors-champ le temps du générique (visuellement superbe, musicalement vide) qui opère un « bond » dans le temps de cinq ans. Ce n’est donc pas une famille en tant que telle qu’on pourra voir exister à l’image mais uniquement « l’idée » de cette famille – un concept qui ne tiendra évidemment pas sur la durée, pas plus que Paloma. Peu importe que les liens du sang n’aient pas été incarnés une seule seconde à l’écran. Ici, on semble se contenter de les avoir suggérés. À un moment.

D’un point de vue strictement émotionnel, ce sera donc au spectateur de faire la soudure, en se contentant d’une unique scène de petit déjeuner filmée avec un gentil halo de lumière matinale pour trouver un peu de contenu pas vraiment à la hauteur de cette révolution pourtant copernicienne dans l’intime de Bond (peu aidée il faut le dire par l’absence totale d’alchimie entre Daniel Craig et Léa Seydoux, déjà problématique dans l’épisode précédent). Mais, l’épilogue du film étant entièrement sous-tendu par cet unique arc narratif, il y a là un masque qui tombe pour de bon: ceci n’est qu’un prétexte.

Mais même là, à deux tiers du film, emporté par des références plutôt exigeantes à l’univers de 007 et des scènes d’action montées avec clarté et puissance par C. J. Fukunaga, le spectateur (que je fus) peut encore se laisser porter par ce qui semble être un cru décent et digne de clore la période Craig.

Sauf que.

Sauf que dans la suite du film, on comprend que cet univers ravivé de bien des manières n’est pas un adieu ému ni même un humble hommage.

Tel Bond voulant se recueillir sur la tombe piégée de Vesper lors d’un moment de faiblesse et de nostalgie, le spectateur, la garde baissée et prêt à dire adieu à une ère capitale de la franchise, découvre un film qui lui explose à la gueule en traitre.

Fukunaga, c’est un peu le Blofeld de la saga, finalement.

De Vesper il ne reste même plus de sépulture, détruite dans l’explosion au début.

Fini Felix Leiter également, prétexte à un sentiment de vengeance très superficiel dont le film n’avait absolument pas besoin au vu du rebondissement généalogique évoqué précédemment.

Adieu également TOUTE l’organisation du Spectre. D’un coup. Pouf. Transposée à l’écran, cette scène pourtant folle sur le papier tombe à plat par manque de mise en scène, réduisant l’Organisation criminelle phare de la saga à de gentils costards et robes fourreaux paradant à une soirée cocktail qui se termine plus tôt que prévu. Là aussi, ils ne sont que des « idées » de criminels, des enveloppes vides, de purs concepts à date de péremption (très) courte. Au spectateur d’imaginer ce qu’aurait pu donner une approche plus viscérale de cette formidable idée.

Au revoir Blofeld aussi. Une scène suffira à l’enterrer. L’aura du personnage héritée des films précédents semble également suffire. On notera tout de même que Christoph Waltz aura été ici plus convaincant en une seule scène que dans tout « Spectre ».

EXIT BOND.

Exit James Bond.

Il y avait 1000 façons de mettre en scène la retraite de Daniel Craig (c’est de lui et pas de Bond qu’il s’agit puisque « James Bond will return », nous apprend le générique de fin).

Mais faire mourir de la sorte cette icône vieille de 60 ans est en revanche d’une bêtise crasse. Ici ce n’est pas de l’audace que de l’avoir mis en image pour la première fois, c’est une trahison. Une icône ne meurt pas – pas de manière aussi concrète, pas aussi premier degré. C’est un contre-sens total doublé d’une flemme d’écriture affligeante.

On observe ici un transfuge du blockbuster post-moderne inexcusable – je devrais dire une « contamination » – menant à la normalisation sacrificielle d’un personnage qui aurait pu (du) rester une belle exception, justement.

On ne respecte pas une franchise en bazardant tous les concepts qui en ont fait ce qu’elle est depuis 1962.

On ne brûle pas un mythe avec ce qui en faisait son essence.

Avoir habilement altéré le monolithe qu’était le Bond des décennies précédentes via les douleurs, souffrances et doutes modernes de celui de Craig n’est pas la porte ouverte à une mort physique définitive. Cette scène finale ne s’intéresse d’ailleurs plus du tout aux fans que le film avait pourtant flattés (endormis ?) dans un premier temps: elle s’adresse dans son dernier acte à une génération habituée à voir crever ses héros dans des explosions Bayhemesques pour une émotion sans frais. Ce choix scénaristique est une escroquerie du même ordre que le bonhomme qui brûle lui-même sa grange branlante inutile pour toucher l’assurance afin de repartir sur de nouvelles bases. On assiste ici à une rénovation, pas une révolution.

Faire « disparaitre » Bond/Craig par son impossibilité de revoir sa famille et de continuer son travail aurait été un choix osé, émouvant, et respectueux. Une mort sociale et professionnelle, en quelque sorte, devant le mur que dresse une vie d’espion vieillissant. Les fans hardcore auraient peut-être apprécié une alternative de la sorte. Ou pas. Mais tout sauf ça, en tout cas.

Parce que les fans hardcore ne sont pas les idiots gravés dans le marbre qu’on croit: ils ont accepté des modulations innombrabes, inimaginables et plutôt bienvenues depuis les années 60, que ce soit dans les personnages de M, Moneypenny, Leiter, les enjeux politiques ou encore dans les aberrations scénaristiques du personnage de Blofeld, variable d’ajustement selon les procès de droits d’auteur en cours entre Fleming et McClory.

La franchise doit sa longévité à un évident opportunisme commercial et sociétal que les fans, pas dupes pour autant, ont continué à soutenir – je devrais dire financer – pendant six décennies. Cette fidélité me semblait marquer une limite implicite : ne pas faire de Bond un héros sacrificiel. Un personnage ayant eu autant de facettes différentes voire contradictoires ne fait plus partie du carcan classique du héros de blockbuster sorti d’un portefeuille garni, d’où qu’il vienne. À moins de considérer que la saga version Craig se suffirait à elle-même, ce qui serait une forme de purge par le vide encore plus chargée d’arrogance amnésique. Les quatre films de l’ère Craig fonctionnaient aussi et justement par comparaison aux précédentes déclinaisons du personnage. Ce n’était donc pas le moment de jouer la carte de l’indépendance totale dans cette dernière ligne droite.

Cette scène finale ne trahit pas seulement la franchise dans son ensemble. Elle trahit sans le savoir l’ère qu’elle croit enterrer avec les honneurs. Pensant respecter la fragilité du personnage de Craig brillamment amorcée avec Casino Royale, « Mourir peut attendre » estime que sa mort physique en est l’aboutissement logique, inévitable.

Alors admettons – une minute – que ce film ne concernerait que les 15 dernières années de Bond. Qu’il n’y avait rien avant Craig. Rien depuis 1962, ou même 1953 si l’on part de Ian Felming. Qu’il serait acceptable de le faire disparaitre dans un dernier geste altruiste, ce petit être fragile, sombre et humain que serait donc devenu 007 en 2021. Dans ce cas, pourquoi tenter en dernière minute de faire de cet anti-héros moderne une icône éternelle via ce plan ridicule de Bond se tenant fièrement debout face à 40 missiles ? N’est-ce pas là une représentation à l’exact inverse de l’humain qu’on a appris à aimer depuis Casino Royale ?  Ce plan contredit tout ce qu’a structuré l’ère Daniel Craig – le tout sur une musique insupportable d’Hans Zimmer dont on n’en peut plus d’attendre que lui, pour la peine, prenne vraiment sa retraite.

Ce final ne respecte pas le personnage qui nous a été si important, quelle qu’en fut la forme subjective pour chacun. Il s’en débarrasse après avoir patiemment dépeuplé devant nos yeux tout ce qui faisait son âme, en invoquant une armée de morts-vivants dans l’unique but de préparer la cérémonie finale sans eux.

Le film, pêchant par excès de contemporanéité, confond hommage et invocation, sensibilité et sensiblerie, conclusion et annihilation. Avec le recul, « Mourir Peut Attendre » aurait tout aussi bien pu  s’appeler « Tout doit disparaitre ».

Au revoir Daniel Craig, donc.

On aurait pu espérer meilleure retraite après 15 ans passés au service secret de sa Majesté.

James Bond (Daniel Craig) dans Skyfall (2012).

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